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Le « terrorisme » est-il le baobab qui cache la forêt africaine ?

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Une forêt africaine où roderaient les mauvais esprits. Ceux des chefs d'Etat « devenus fébriles face à la révolte des peuples abandonnés à eux-mêmes ». L'éditorial du quotidien privé burkinabè Le Pays, dans son édition du mercredi 29 mai 2013, est particulièrement étonnant compte tenu de la tonalité qui est le sien. Une tonalité qui rappelle celle des années 1970-1980 qui avaient débouché sur les mouvements politiques et sociaux qui ont bouleversé le continent au début de la décennie 1990, secouant sérieusement le baobab africain sans pour autant en faire tomber toutes les vieilles branches.

La préoccupation qui est celle de l'éditorialiste du Pays se retrouve d'ailleurs un peu partout dans la presse burkinabè ces jours-ci. Mais c'est, incontestablement, Le Pays qui va le plus loin dans la réflexion.

Le point de départ se situe à Addis Abeba. Le sommet de l'UA a adopté deux résolutions, l'une portant sur la création d'une force d'intervention rapide, l'autre condamnant la CPI pour sa démarche judiciaire « raciste ». Le Pays met ces deux résolutions dans le même sac : celui des chefs d'Etat africains. « Les Africains sont loin d'être dupes. Le projet de création d'une force d'intervention rapide ne vise qu'à protéger des chefs d'Etat devenus fébriles face à la révolte des peuples abandonnés à eux-mêmes. En s'attaquant du même coup à la CPI, ils confirment bien qu'ils cherchent à couvrir leurs arrières, après des années de gestion sans partage et dans l'impunité totale. Mais que tous les dictateurs qui sont à la tête des Etats membres le sachent : rien n'arrêtera la lutte des peuples déterminés […] Le syndicat des chefs d'Etat défendra toujours ses acquis bec et ongles. Les peuples feraient donc bien de se réveiller et de barrer continuellement la route aux dictateurs et aux apprentis sorciers de la démocratie. Car manifestement, la peur hante de plus en plus certains esprits, et il est hors de doute que c'est bien plus la peur de se voir balayer par les peuples en révolte que celle des terroristes ».

Ouuaaaah ! Voilà bien longtemps que je n'avais pas entendu un tel discours alors qu'à longueur de journée on nous rebat les oreilles des performances économiques du continent, de l'émergence de certains de ses pays, de l'ancrage de la démocratie, de la multiplication des institutions représentatives du peuple, etc. Le Pays est en colère : il dénonce des « dirigeants » qui ont « travailléà fragiliser nos Etats ou nos armées du fait de leur gestion égoïste », ont oublié« la faim et la soif qui tenaillent des millions de mères, d'enfants et de personnes âgées », oublié« la misère, la maladie, la souffrance sous toutes ses formes », oublié« le mal développement du fait de la mal gouvernance dont les rébellions et les délestages sont aujourd'hui des preuves concrètes », des « dirigeants » tellement « obsédés » par le terrorisme qu'ils se refusent à«évoquer les vrais problèmes qui tenaillent les Africains ».

Les « révolutions africaines » seraient-elles à l'ordre du jour comme elles l'étaient dans les années 1970-1980, au lendemain des déconvenues post-indépendance ? Et qui donc, aujourd'hui, peut-on qualifier de « dictateur » quand on a subi les Idi Amin Dada, Ahmed Sékou Touré, Jean Bedel Bokassa, Macias Nguema…, l'apartheid en Afrique du Sud, le fascisme blanc en Rhodésie, les colonies portugaises en lutte armée pour leur indépendance, les partis-Etats, les médias muselés, les opposants éradiqués, les journalistes emprisonnés… ? Le diagnostic du Pays est pourtant sans ambiguïté : « L'Afrique va très mal, et le terrorisme ne semble être que l'une des conséquences du mal ».

C'est ce qu'il faut retenir de cet éditorial du Pays : le « terrorisme » est le baobab qui cache la forêt africaine ! Il occupe tout l'espace politique et diplomatique sans que, pour autant, jamais personne ne se pose la question de l'émergence d'un phénomène qui, en Afrique noire, n'avait jamais pris une telle ampleur. Il n'est plus une zone géographique, il n'est plus un pays, il n'est plus une mer, il n'est plus un régime qui ne soient à l'abri du « terrorisme ». Ce n'est pas pour autant l'expression d'une nouvelle forme d'opposition politique aux régimes en place ; c'est bien plutôt l'expression d'une connexion affairo-politique qui est devenue le fondement de bien trop de régimes, y compris ceux qui sont considérés comme les plus respectables.

Au début de la crise malo-malienne, c'est un aspect des choses qui était évoqué. Parce que c'était une réalité : à Bamako comme au sein de la nébuleuse touareg ; le fondement des actions « terroristes »était, d'abord, « mafieux » avant d'être « islamiste ». Et il y avait complaisance politique (c'est un euphémisme) à l'égard de ces… pratiques. Le chaos politico-administratif au Mali, comme en Côte d'Ivoire, en Guinée, en Guinée Bissau, au Togo et au Bénin (où, pour « tropicaliser », on ajoute vaudou et empoisonnement), profite à cette économie mafieuse ; c'est dire que, localement, personne, au sein de la classe politique comme du « business », n'a intérêt à ce que les choses changent. Pourquoi donc, subitement, être obnubilé, sans pour autant s'y engager pleinement, par la lutte contre le « terrorisme » ? Parce que c'est un mot d'ordre fédérateur du Nord/Sud (le Sud a perçu l'intérêt qu'il y avait pour lui à surfer sur la peur du Nord) ; parce que c'est un joli leurre que bien des gouvernements instrumentalisent pour justifier des restrictions aux libertés et/ou une conjoncture détériorée.

Le « terrorisme » est-il l'unique mal dont souffre l'Afrique contemporaine ? N'est-ce pas plutôt que les économies africaines, à l'instar de bien d'autres économies dans le monde (y compris les plus émergentes), n'intègrent plus les populations les plus démunies et notamment la jeunesse ? La « mondialisation » (produire partout au moindre coût) favorise une économie souterraine, qui n'est pas stricto sensu une économie informelle. Elle s'appuie sur des réseaux financiers opaques et nécessite une sécurisation « gangstérisée ». D'où la criminalisation accrue de l'économie. La mondialisation de cette nébuleuse se fait par mimétisme de la même façon que le mimétisme a joué, autrefois, dans l'émergence en Asie d'un capitalisme « sunniste » (fondé sur la philosophie de Sun Yat-Sen), ce que l'on a appelé la « contagion de la croissance » : Hong Kong, Taïwan, Corée du Sud, Singapour, les « quatre dragons » d'abord ; puis avec les Chinois de la diaspora en Asie du Sud-Est : Malaisie, Thaïlande, Indonésie avant la Chine et, aujourd'hui, le Viêt Nam.

En Europe et en Afrique, les groupuscules « islamistes » ont perçu l'intérêt qu'il y avait à s'insérer dans ce mouvement qui mine les fondements des Etats et fait dériver (sans mal) le comportement les classes politiques tandis que la jeunesse est à la recherche d'une raison d'espérer, d'où un recrutement facilité. Dans Le Pays (mercredi 29 mai 2013), Abdoulaye Barro a écrit, par ailleurs, que « le phénomène djihadiste est complexe et indéchiffrable ». Il ajoute : « Face au djihadisme, les modèles sécuritaires et stratégiques des Etats africains postcoloniaux ont volé en éclats. Il faut tout repenser ». Il faut surtout penser le phénomène et, plus encore, ce que doit être l'Etat dans la configuration politico-sociale actuelle.

Dans ce contexte, dont l'analyse demande àêtre affinée, on comprend le coup de gueule de l'éditorialiste du Pays. C'est que le quotidien burkinabè pense, à juste raison, que face à un phénomène (« terrorisme + islamisme » que l'on caractérise désormais comme le « djihadisme », ce qui ne manque pas d'être une démarche idéologique*), dont la totale compréhension nous échappe actuellement, la priorité doit être à l'unité d'action, non pas pour la protection des régimes en place mais pour sauvegarder le devenir des populations africaines et « les acquis de cinquante ans de tentatives de réalisation de projets panafricains » (éditorial du Pays). Or, ni à Addis Abeba, ni à Bamako, Kidal, Niamey, Tripoli… on ne semble conscient de cela.

* J'ai souligné le caractère idéologique, en France, de l'approche « djihadiste » de la guerre du Mali à l'occasion du commentaire sur le livre d'Isabelle Lasserre et Thierry Oberlé : « Notre guerre secrète au Mali » (cf. LDD Mali 081/Lundi 27 mai 2013).

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique


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