On peut être circonspect – et même opposé–à la guerre que la France mène au Mali. On peut s'enthousiasmer pour le déploiement militaro-technique que la France offre, chaque jour, à des Maliens ébahis (il y a dans ce Paris-Bamako un côté« Paris-Dakar » : gros 4 x 4, pilotes suréquipés et sûr d'eux, avions gros porteurs et hélicos, mécanos qui font des merveilles, bivouacs…). On peut penser que, même si les objectifs annoncés ne seront pas atteints, il y aura malgré tout de la casse du côté des « narcoterroristes » (pour reprendre la caractérisation d'Alassane D. Ouattara, président de la Cédéao) et que ce ne sera pas la pire des choses.
On peut redouter, évidemment, les exactions à l'égard des populations du Nord-Mali d'une « armée » malienne qui entendrait ainsi se venger des humiliations subies (elle a été« virée » des territoires du Nord, n'a même pas tenté de les reconquérir et voit l'armée français occuper aujourd'hui le pays). Tous les points de vue sont permis. Mais les plus insupportables et inacceptables sont ceux de ces Français qui ont remis leur casque colonial.
L'Humanité, hier (mardi 22 janvier 2013), dans un papier dont j'emprunte une partie du titre (« Le FN a remis son casque colonial »), évoquait les propos de Julien Rochedy, responsable jeunesse du Front national : « Nous avons directement des intérêts à protéger ce pays des fanatiques islamistes. [Il s'agit] de défendre nos compatriotes qui y vivent et nos intérêts économiques. La France doit être encore une grande puissance qui intervient pour défendre ses intérêts ». Bruno Gollnisch, FN lui aussi, député européen, propose « de constituer des bataillons de jeunes Maliens vivant en France pour prendre part au conflit à la place de l'armée française ».
Le FN, animé par « le noble sentiment du patriotisme », est dans son rôle et ne serait surprendre par ce point de vue. Un point de vue qui devient choquant dès lors qu'à l'instar du général Eric de La Maisonneuve (Le Figaro du 22 janvier 2013), la guerre de la France au Mali est présentée « tout simplement [comme] notre volonté de défendre ‘la' civilisation contre des barbares, de refuser que les valeurs de l'humanisme soient traînées dans la boue et assassinées quelque part au milieu du Sahara dans l'indifférence générale des puissances. Nos soldats, ajoute le vaillant général, sont légitimes à aller se battre contre des brigands, des terroristes, des trafiquants, des criminels. C'est bien là leur mission de défendre la France, l'Europe, la civilisation ». Voilà, tout est dit…
Le Figaro n'est pas un quelconque « canard » politique et Eric Pougin de La Maisonneuve, général de division (2S), n'est pas un quelconque officier français. Né le 20 avril 1939 à Paris, Saint-Cyrien (1958-1960), diplômé d'état-major, breveté de l'Ecole de guerre, il a servi dans des unités de la Légion étrangère et de l'Arme blindée, en Algérie puis en France. Il a assuré le commandement de l'Ecole des troupes blindées au Zaïre (1981-1983), du 6ème régiment de cuirassiers (1984-1986), a été chef d'état-major de la 10ème division blindée (1986). En fonction au SIRPA, le service d'information et de relations publiques de l'armée (1972-1975), il a servi au cabinet de l'état-major des armées, a enseignéà l'Ecole supérieure de guerre (1983-1984) et a suivi la formation de l'IHEDN (1989-1990). Il a été conseiller au Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) où il était en charge des Conseils de défense (1990-1994). Il a été directeur de la Fondation pour les études de défense (1994-1996), chargé de mission au cabinet du ministre puis auprès du chef d'état-major de l'armée de terre (1997-1998).
La Maisonneuve est fondateur et président de la Société de stratégie, association de recherche et de réflexion stratégique ; il a créé la revue « AGIR » en 1999 (dont le n° 7 - mai 2001 - était consacréà« L'Afrique en chantier » avec un papier du président Abdoulaye Wade sur « l'exigence démocratique »). Il est l'auteur d'ouvrages sur la violence, la stratégie, le soldat. Admirateur de Bugeaud, de Gallieni et de Lyautey, généraux « colonisateurs », La Maisonneuve pense l'armée comme outil de la civilisation occidentale et présente les armées coloniales d'autrefois comme l'audace face au conformisme et à la frilosité de la métropole ; aujourd'hui, dit-il, les conflits ne visent plus à conquérir des territoires mais des esprits et pense que « le cœur du monde » est « eurasiatique », là où« sont nées les deux grandes civilisations gréco-romaines devenue occidentale, chinoise ou asiatique » (« La Russie est plus ou moins rentrée dans le rang, la Chine se normalise progressivement » estime-t-il).
Cet « eurasiatisme » justifie la distance qu'il souhaite voir prendre à la France vis-à-vis de l'OTAN : « Il faut cesser, quels que soient nos liens d'amitié durable avec les Etats-Unis, de nous laisser imposer une Alliance atlantique qui n'a plus de raison d'être, qui est même une prison stratégique et qui nous pousse parfois à des tentations excessives, celles d'intervenir pour changer un ordre – même injuste – ce qu'il ne nous appartient pas de décider ». Partant du principe que « l'histoire a sa logique et [que] la France n'est pas seule responsable des malheurs du monde », c'est aux régimes totalitaires asiatiques, mais pas à l'Afrique, que pense La Maisonneuve quand il dénonce « la quête improbable d'un ordre mondial imposé par la force et de l'extérieur ». « Même sous couvert des Nations unies, ajoute-t-il paraphrasant Carl von Clausewitz, cet ordre n'est jamais que la continuation de l'impérialisme par d'autre moyens. L'humanitaire et le devoir d'ingérence ont bon dos : nous faisions la même chose pour protéger nos missionnaires au XIXème siècle ». Pas touche au mode de production politique « asiatique ». La Maisonneuve veut imaginer « l'eurasie » telle que l'avaient pensée, dit-il, Alexandre, Gengis Khan ou Napoléon*.
Dans ce contexte stratégique « eurasiatique », l'Afrique est hors-jeu. Pourquoi prendre en compte une Afrique qui n'a pas été« civilisationnelle » comme l'ont été l'Europe et la Chine ? Il suffit seulement de ne pas « abandonner [les Africains] dans ce moment crucial [ce qui] serait avouer l'inanité de notre projet et de nos valeurs » (Le Figaro du 22 janvier 2013).
La Maisonneuve ajoute : « Ceux qui y voient du néocolonialisme n'ont aucun sens des réalités ». O.K. ! Sauf que lorsque La Maisonneuve écrit (dans son papier publié par Le Figaro et intitulé opportunément : « Mali : une guerre de civilisation ») que « l'onde de choc du ‘printemps arabe' s'est propagée en Asie de l'Ouest et en Afrique sahélienne » et qu'à« la veille de s'étendre au sud du fleuve Niger et de conquérir les centres vitaux du Mali, un des pays les plus vulnérables de la région, elle a été bloquée par les forces armées françaises », tout cela me semble relever de cet impérialisme qu'il dénonce à l'égard des régimes asiatiques et d'une méconnaissance de la « réalité» africaine (qui n'est pas à prendre en compte face à la « réalité» eurasiatique).
Pour La Maisonneuve, la sécurité du bloc « eurasiatique » justifie cette guerre ; ce qui la « légitime », c'est qu'il s'agit de « défendre ‘la' civilisation contre des barbares ». Pierre Boilley, professeur d'histoire de l'Afrique contemporaine à l'université Paris-I Panthéon Sorbonne, directeur du Centre d'études des mondes africains, écrit dans Libération (mardi 22 janvier 2013), au sujet de cette « guerre longue, incertaine et asymétrique » : « elle ne suffira pas si l'on veut que le Mali retrouve sa stabilité». Evoquer la guerre au Mali comme si elle n'était que la guerre de « l'Occident » contre les « barbares », c'est tirer un trait sur les Maliens. « Aucune stabilité ne sera possible si tous les acteurs de la crise, gens du sud et tous les gens du nord, qu'ils soient Touaregs, Songhay, Maures, Peuls ou Bozos, ne s'assoient pas définitivement autour d'une table de négociations, et ne trouvent une solution institutionnelle durable » nous rappelle Boilley. Ouf ! Il y en a encore un qui pense qu'au-delà de la guerre, il doit y avoir la paix.
* Toutes les citations de ce paragraphe sont tirées d'un texte d'Eric de La Maisonneuve : « Repenser les fondements de la défense », publié dans sa lettre Actuel n° 32 et repris par Olivier Kempf (30 août 2012).
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique