Un de mes contacts maliens, par ailleurs Touareg, me disait au téléphone, au lendemain de l'engagement militaire français au Mali, qu'il y avait, dans cette démonstration du savoir-faire de l'armée française, bien des aspects positifs. Il pensait, évidemment, à l'avantage que son organisation, le MNLA, pourrait tirer de la stigmatisation, par les « Occidentaux », des « terroristes » et autres « islamistes radicaux » implantés dans le Nord-Mali. Il ajoutait, évoquant le gouvernement français d'une part et le MNLA d'autre part : « Nous avons un ennemi commun ».
Drôle de guerre. Car si nous avons une certitude dans cette affaire, c'est que personne ne sait qui est « l'ennemi ». Il y a tout juste un an, le 17 janvier 2012, « l'ennemi » c'était le Touareg, le MNLA ayant déclaré la « guerre »à Bamako. Le 22 mars 2012, « l'ennemi » c'était le président Amadou Toumani Touré et la classe politique malienne, la cause de tous les maux que connaissait le pays, au Sud comme au Nord, nous affirmait le capitaine Amadou Haya Sanogo. Qui avait pris le pouvoir dans la perspective de reconquérir le terrain perdu face aux autres « ennemis » : les Touareg d'une part, les « islamistes » d'autre part.
Le dernier week-end a simplifié les choses : « l'ennemi » c'était Mokhtar Belmokhtar dont les lieutenants se sont emparés du site gazier d'In Amenas. Enfin, c'était clair et la photo de Mokhtar a fait la « une » de tous les journaux du week-end. Sauf, bien sûr, qu'In Amenas est en Algérie (alors que les lecteurs français commençaient à se familiariser avec la géographie du Mali) et que Mokhtar est… Algérien. Un vrai bazar, ce truc !
In Amenas a eu cependant un avantage. On avait identifié un « ennemi » mais aussi les victimes : un Français, des Japonais, des Américains, etc. Enfin, des gens de chez nous ; d'ailleurs tous les responsables politiques des pays touchés par ce drame se sont précipités à la télé et dans les radios pour expliquer que tout cela était… inexplicable.
Sur ce, la Cédéao s'est réunie en session extraordinaire à Abidjan. « La dixième depuis mars 2012 » a remarqué Alassane D. Ouattara, son président, dans son discours d'ouverture, pour que chacun sache qu'il faisait son job même si tout le monde dit que «ça n'avance pas ». Dix sessions extraordinaires avec la même flopée de chefs d'Etat que d'ordinaire mais aussi le président tchadien Idriss Déby Itno (le Tchad n'est pas membre de la Cédéao) et Laurent Fabius, ministre français des Affaires étrangères. Une petite quinzaine de pays africains, européens et américains avaient envoyé un observateur. Sauf l'Algérie (alors que le Maroc, la Tunisie, la Libye et l'Egypte étaient représentés).
La Cédéao, c'est une organisation régionale sérieuse : on allait donc savoir qui est « l'ennemi ». Mais Ouattara n'allait guère éclairer notre lanterne. Il a évoqué, souvent, des « terroristes », plus souvent encore des « narcoterroristes » et même « un véritable consortium terroriste ». Mais, par ailleurs, il a fait référence à« l'obscurantisme » (religieux ?) dans lequel risquaient de « basculer » des « pans de territoires ». Il a souligné aussi que « la cause touareg et la question du Nord-Mali ne sauraient être portées par les forces terroristes », ajoutant : « Il convient donc d'éviter tout amalgame entre Touareg et narcoterroristes et aborder avec pragmatisme le règlement des causes profondes du conflit ».
Cela se compliquait car, dans le même temps (enfin dans le même texte), Ouattara renouvelait ses « remerciements au président Blaise Compaoré, médiateur dans la crise malienne pour ses efforts inlassables menés ces derniers mois, dans l'instauration d'une cadre de négociations directes entre les rebelles et les autorités maliennes ». Il y a donc, aussi, des « rebelles » ?
Le communiqué final de cette session extraordinaire de la Cédéao est plus laconique encore en ce qui concerne « l'ennemi ». Six feuillets et, pourtant, deux fois seulement celui-ci est caractérisé. On évoque une première fois (point 8) « des mouvements séparatistes et des réseaux criminels et terroristes au Nord-Mali » dont « l'enracinement » et les « activités » ont un « impact négatif » sur « l'unité et l'intégrité territoriale du pays ainsi que sur la paix et la sécurité régionale et internationale ». Ce communiqué nous dit aussi (point 10) que l'intervention de la France, le vendredi 11 janvier 2013, a « permis de contenir la progression des groupes terroristes et extrémistes ». Rien d'autre ; et surtout pas un mot sur les exactions dont ces « groupes terroristes et extrémistes » se seraient rendus coupables vis-à-vis des populations maliennes… !
J'en étais là quand je suis tombé sur la chronique (« Médiatiques ») que signe dans Libération Daniel Schneidermann. Dans celle d'hier, lundi 21 janvier 2013, il se gausse de la « mélopée » que véhiculent les médias français concernant notre « intervention » contre les « terroristes ». « Quand le président en guerre, écrit-il, […] répond froidement à une question qu'il souhaite « détruire » les terroristes, aucun chroniqueur, dans l'engourdissement général, ne relève que le verbe est non seulement odieusement néo-bushien, mais stupide. On « détruit » des choses, pas des hommes. Nul ne suggère que ces errements de vocabulaire pourraient trahir quelques flottements dans une stratégie bricolée à la hâte. Et puis ce mot de « terroristes », ce mot « d'intervention », préféréà celui de guerre. Pas possible que tout ce verbiage ne rappelle pas intiment la guerre d'Algérie à tous ces confrères qui ont fait des études. Mais nul ne risquera le parallèle. Pas encore. Il sera bien temps plus tard, quand le vent aura tourné».
Le vent tourne déjà. Car « l'ennemi », désormais, pour les médias français c'est… l'Afrique. « L'alarmante armée malienne » titrait hier, lundi 21 janvier 2013, Libération, évoquant une troupe « mal équipée et désunie […] encore sonnée par sa récente débâcle ». Les troupes de la Cédéao ne sont pas mieux loties. « Qui va donc payer pour les armes, les munitions, les salaires et les besoins sur place des soldats africains ? » interrogeait Olivier Monnier dans La Croix, hier encore (lundi 21 janvier 2013).
Mais le pire est à venir. Car, à l'instar de ce qui s'est passé, en 2011, en Libye, « l'intervention » militaire de la France n'ayant pas, bien sûr, de motivation géopolitique ou économique particulière, ne fait que répondre à une urgence « humanitaire ». Or, « l'humanitaire » risque d'en prendre un sacré coup. « La revanche des milices plane sur le Mali », a titré Le Figaro (lundi 21 janvier 2013), faisant état de « récits d'exactions […] alors que le conflit exacerbe les tensions communautaires ». « Les populations civiles du nord du Mali sont menacées »écrit Le Monde (daté du 20-21 janvier 2013) faisant référence à une déclaration de Moussa ag Assarid, responsable du MNLA, selon laquelle : « Des militaires équipent des milices et donnent pour consigne : ‘Partez et ramener la tête d'un Touareg' ». « Le Touareg, l'ennemi désignéà Bamako » titrait de son côté Libération ce week-end (samedi 19 et dimanche 20 janvier 2013).
La boucle est-elle bouclée ? Si « l'ennemi » est le Touareg, nous voilà revenus aux fondamentaux du Mali ; des fondamentaux pour lesquels, selon le MNLA, a été déclenché la « guerre » le 17 janvier 2012 : il considérait, alors, que les populations du Nord-Mali n'étaient pas suffisamment prises en compte par le pouvoir central. Est-ce à dire que les Maliens vont tirer un trait sur les « terroristes », les « narcoterroristes », etc., laissant le job aux « Occidentaux » - et le moment venu si jamais ce moment vient – aux « Africains », ne s'occupant que de « régler » la question touarègue ? Faudra-t-il alors que les « Occidentaux » - à commencer par les Français - fassent voter une résolution par le Conseil de sécurité des Nations unies pour voler au secours des populations Touareg mises à mal, une fois de plus, par le gouvernement de Bamako ?
Schneidermann l'a écrit dans sa chronique de Libération (cf. supra) : « Dans une telle crise, chaque mot est un acte ». Puisqu'il y a la « guerre », il y a urgence à ce qu'on nous dise qui est « l'ennemi » afin que chacun s'engage, en connaissance de cause, dans un conflit qui pourrait dégénérer en règlement de comptes. Restera à savoir au profit de qui ?
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique